Deux femmes s’était assises à la table en face de moi. La plus jeune me tournait le dos et la plus mûre me faisait face. Elle avait la cinquantaine, peut-être moins. Figure maternelle. J’appris, en écoutant des bribes de conversation, qu’elles venaient juste de se rencontrer dans un bar quelconque, et qu’elles se laisseraient bien draguer pour se payer ce petit déjeuner extrêmement matinal.
La plus jeunes des deux femmes avait un mauvais accent tangerois, et puait la ville de Kénitra à cent pas. La plus âgée des deux venait certainement du Sud, du côté pauvre du Souss, probablement. Les baghrirs noyés sous une épaisse couche de beurre et de miel et les trois sucres dans le café confirmèrent mon impression, bien qu’elle n’ait cessé de mentionner Marrakech.
Par-dessus les pages de mon cahier d'écolier sur lequel je terminais ma nième version de "Lettre à D", je remarquai ses lèvres, comme de minces lignes dessinées au crayon s’éloignant du bord de la tasse. Elle tourna la tête et croisa mon regard. Je ne lui fis pas de sourire. Elle retourna à sa nourriture. J’étudiai les traits de son visage. Elle avait dû vivre pas mal de choses, et en voir encore plus.
Nos yeux se rencontrèrent trois ou quatre fois. Je faisais bien attention de ne pas paraître trop intéressé, essayant toujours de surprendre son regard avant qu’elle ne surprenne le mien. Ce ne fut que lorsqu’elles se levèrent pour partir que je lui adressai un sourire. La jeune fille me remarqua, et je lui jetai un regard rapide et dur. Elle marmonna quelque chose comme "ces mecs alors", puis se dirigea vers la sortie. Je les regardai partir, et la vieille tourna la tête pour s’assurer de mon attention. Lorsqu’elles furent dehors, j’appelai le garçon.
- Tayyib ? Un autre thé, s’il te plaît.
- Daba daba. Bibe la teknologie ! (vive la technologie !)
Je replongeai le nez dans mon cahier. On apporta mon thé, et je rédigea quelques pages. Ce fut son parfum qui me fit lever les yeux, et regarder en face de moi, de l’autre côté de la table.
- C’est un roman ?
- Je ne sais pas encore, je viens juste de commencer.
Tayyib vint vers nous et dit :
- Encore un café ? Bibe la teknologie !
- Oui, dit-elle avec un petit sourire.
- Avec trois sucres, ajoutai-je.
- Vous avez le sens de l’observation, dit-elle, détaillant les bagues sur mes doigts.
- C’est mon boulot.
- Vous êtes quoi, flic ?
- Juste quelqu’un qui observe.
Je posai le cahier, et m’installai plus confortablement sur la banquette. Elle prit une de mes cigarettes du paquet, et attendit que je l’allume. Je fis glisser les allumettes sur la table. Elle resta un petit moment à les contempler, puis alluma sa cigarette. Elle me demanda mon nom. Je secouai la tête. Elle feuilleta mon cahier et me posa deux autres questions banales, qui obtinrent la même réponse. Elle fit claquer sa langue, et exhala bruyamment.
- Je m’appelle Zaïneb.
J’allumai une cigarette, regardai ma main gauche, puis droit dans ses yeux.
- C’était qui, la jeune fille ?
- J’en sais rien, pourquoi ?
- Elle vous ressemblait.
Son front se plissa.
- Non.
- Mais elle sentait un peu pareil, non ? C’est étonnant comme toutes les femmes de Casablanca ont la même odeur. Je pense que c’est le mélange de whisky, d’eau de toilette contrefaite et de viande grillée avariée.
- Vous dites des trucs bizarres.
- Je viens juste de commencer.
Elle éteignit sa cigarette.
- Je vous ai déjà vu ici.
- Vraiment ?
- Oui, plusieurs fois.
- Vraiment ?
- Vraiment. Toujours un cahier de couleur différente mais avec toujours la même mention manuscrite sur la couverture "Lette à D", et c’est bien vous à chaque fois derrière la couverture.
- Pas mal, comme formule.
Elle réfléchit un instant, tripotant une petite cuiller qu’elle laissa finalement tomber.
- C’est quoi, votre problème ?
Elle avait posé cette question comme si elle s’était réellement attendue à ce que je lui réponde, à ce que j’admette que, oui, en fin de compte, j’avais bien un problème.
- Tayyib, tu m’amènes un autre thé, s’il te plaît ?
Je l’appelai sans la quitter du regard.
- Et un autre café pour Lady Zaï ici présente.
- Daba daba. Bibe la teknologie ! répondit-il, comme à son habitude.
- Qui vous a dit que j'en voulais un autre... ?
- Vous n’êtes pas obligée de le boire.
Elle le but.
- La jeune fille... elle vient de Kénitra ou Sidi kacem ?
- J’en sais rien. Mais je l'aime bien.
- Elle va avec les saôudiens ?
- Peut-être.
- Vous deviez aller avec elle ?
- Peut-être.
- Mais vous n’y êtes pas allée.
- Et vous, vous y seriez allé ?
- Non, ça ne m’intéresse pas.
- Moi non plus.
Le café se vida. Nous restâmes.
- Tayyib, encore un peu de caféine, s’il te plaît !
- Daba daba. Bibe la teknologie !
Elle alluma une nouvelle cigarette.
- Pourquoi vous vous intéressez tant à la jeune fille ?, demanda-t-elle.
- C'est pas à la plus jeune que je m'interesse, c'est à ...
- Et pourquoi donc ? On peut savoir ?
- Elle me rappelle des choses.
- Quoi donc ?
- Des choses du passé.
- Votre mère ? demanda-t-elle, esquissant un sourire.
- Quelqu’un d’autre.
- Qui ?
- Quelqu’un qui me rappelait ma mère.
- Vous êtes vraiment tordu.
- Merci.
- De rien.
Elle commençait à prendre le rythme. Le café devait y être pour quelque chose. Nous jouâmes encore quelque temps à ce ping-pong verbal, puis je demandai l’addition.
- J’habite à deux pas, mais c’est après que ça se complique, lui dis-je, une fois sur le trottoir.
- Tu veux simplement me sauter une ou deux fois et te tirer après, c’est ça que tu veux dire ?
- Je crois que je t’aime bien, Zaïneb.
- Vraiment ?
Elle rit.
- Oui.
Elle se tourna vers moi, et me caressa doucement le visage. Ses ongles dessinèrent mon menton. Je sentis le parfum de son poignet.
- Tu es mignon...
- Lahsen, dis-je... tu peux prononçer Laseine.
- Lahsen ? Tu es mignon, Laseine, mais tu es tordu.
- Et c’est pour ça que tu es revenue.
- Probablement.
Elle m’embrassa, et serra ma main droite dans la sienne.
- On se reverra par ici, un de ces jours.
- Ouais, répondis-je.
- Tu me diras si tu regrettes toujours Danielle, ajouta-t-elle en s'en allant.
Je la regardai s’éloigner. Elle ne se retourna pas, elle n’en avait plus besoin. En rentrant chez moi, j’aperçus un paquet de cartes étalé sur le trottoir trempé par la pluie. On aurait dit que des pigeons avaient joué au poker avant l’averse, et qu’ils avaient tout laissé derrière eux lorsqu’ils s’étaient précipités pour se mettre à l’abri. Je m’accroupis et en retournai une. Je restai un moment à contempler l’as de coeur, en me demandant à quel moment j’avais bien pu commettre mon erreur.
Mercredi 03/10/2007 à 18:44
Sur le fil du Désir de l'homme qui aime les femmes ,encore et toujours, l'énigmatique et sulfureuse quête de D .finira par te perDre...beau texte ,vraiment.
Re:
Mercredi 03/10/2007 à 19:52
tes mots sonnent juste.
Lundi 15/10/2007 à 02:02
Comme si j'y étais.....beau texte, rien à dire ou peut-être une chose : Qui est D? :-)
Re:
Mercredi 07/11/2007 à 03:59
Merci fhamator
Lundi 05/11/2007 à 16:49
Très beau.. bravo!
Re:
Mercredi 07/11/2007 à 03:58
Merci saba