Hyperréalité

Jeau Baudrillerd


« J’ai cherché l’Amérique sidérale, celle de la liberté vaine et absolue des freeways, jamais celle du social et de la culture – celle de vitesse désertique, des motels et des surfaces minérales, jamais l’Amérique profonde des mœurs et des mentalités. J’ai cherché dans la vitesse du scénario, dans le réflexe indifférent de la télévision, dans le film des jours et des nuits à travers un espace vide, dans la succession merveilleusement sans affect des signes, des images, des actes rituels de la route, ce qui est le plus proche de l’univers nucléaire et énuclée qui est virtuellement le nôtre jusque dans les chaumières européennes.

J’ai cherché la catastrophe future et révolue du social dans la géologie, dans ce retournement de la profondeur dont témoignent les espaces striés, les reliefs de sel et de pierre, les canyons où descend la rivière fossile, l’abîme immémorial de lenteur que sont l’érosion et la géologie, jusque dans la verticalité des mégalopoles.

Cette forme nucléaire, cette catastrophe future, je savais tout cela à Paris. Mais pour le comprendre, il faut prendre la forme du voyage, qui dit Virilio réalise l’esthétique de la disparition.

Car la forme désertique mentale grandit à vue d’œil, qui est la forme épurée de la désertion sociale. La désaffection trouve sa forme épurée dans le dénuement de la vitesse. Ce que l’énucléation sociale a de froid et de mort retrouve ici, dans la chaleur du désert, sa forme contemplative. La transpolitique trouve là, dans la transversalité du désert, dans l’ironie de la géologie, son espace générique et mental. L’inhumanité de notre monde ultérieur, asocial et superficiel, trouve d’emblée ici sa forme esthétique et sa forme extatique. Car le désert n’est que cela : une critique extatique de la culture, une forme extatique de la disparition. »

BAUDRILLARD, Jean, Amérique, Paris, Grasset, 1986, p. 16-17.